Manon Lescaut / Манон Леско. Книга для чтения на французском языке 2 стр.

Après avoir soupé avec plus de satisfaction que je nen avais jamais ressenti, je me retirai pour exécuter notre projet. Mes arrangements furent dautant plus faciles, quayant eu dessein de retourner le lendemain chez mon père, mon petit équipage était déjà préparé. Je neus donc nulle peine à faire transporter ma malle, et à faire tenir une chaise prête pour cinq heures du matin, qui étaient le temps où les portes de la ville devaient être ouvertes ; mais je trouvai un obstacle dont je ne me défiais point, et qui faillit de rompre entièrement mon dessein.

Tiberge, quoique âgé seulement de trois ans plus que moi, était un garçon dun sens mûr et dune conduite fort réglée. Il maimait avec une tendresse extraordinaire. La vue dune aussi jolie fille que Mademoiselle Manon, mon empressement à la conduire, et le soin que javais eu de me défaire de lui en léloignant, lui firent naître quelques soupçons de mon amour. Il navait osé revenir à lauberge, où il mavait laissé, de peur de moffenser par son retour; mais il était allé mattendre à mon logis, où je le trouvai en arrivant, quoiquil fut dix heures du soir. Sa présence me chagrina. Il saperçut facilement de la contrainte quelle me causait. Je suis sûr, me dit-il sans déguisement, que vous méditez quelque dessein que vous me voulez cacher ; je le vois à votre air. Je lui répondis assez brusquement que je nétais pas obligé de lui rendre compte de tous mes desseins. Non, reprit-il, mais vous mavez toujours traité en ami, et cette qualité suppose un peu de confiance et douverture. Il me pressa si fort et si longtemps de lui découvrir mon secret que, nayant jamais eu de réserve avec lui, je lui fis lentière confidence de ma passion. Il la reçut avec une apparence de mécontentement qui me fit frémir. Je me repentis surtout de lindiscrétion avec laquelle je lui avais découvert le dessein de ma fuite. Il me dit quil était trop parfaitement mon ami pour ne pas sy opposer de tout son pouvoir; quil voulait me représenter dabord tout ce quil croyait capable de men détourner, mais que, si je ne renonçais pas ensuite à cette misérable résolution, il avertirait des personnes qui pourraient larrêter à coup sûr. Il me tint là-dessus un discours sérieux qui dura plus dun quart dheure, et qui finit encore par la menace de me dénoncer, si je ne lui donnais ma parole de me conduire avec plus de sagesse et de raison. Jétais au désespoir de mêtre trahi si mal à propos. Cependant, lamour mayant ouvert extrêmement lesprit depuis deux ou trois heures, je fis attention que je ne lui avais pas découvert que mon dessein devait sexécuter le lendemain, et je résolus de le tromper à la faveur dune équivoque : Tiberge, lui dis-je, jai cru jusquà présent que vous étiez mon ami, et jai voulu vous éprouver par cette confidence. Il est vrai que jaime, je ne vous ai pas trompé, mais, pour ce qui regarde ma fuite, ce nest point une entreprise à former au hasard. Venez me prendre demain à neuf heures ; je vous ferai voir, sil se peut, ma maîtresse, et vous jugerez si elle mérite que je fasse cette démarche pour elle. Il me laissa seul, après mille protestations damitié. Jemployai la nuit à mettre ordre à mes affaires, et métant rendu à lhôtellerie de Mademoiselle Manon vers la pointe du jour[13], je la trouvai qui mattendait. Elle était à sa fenêtre, qui donnait sur la rue, de sorte que, mayant aperçu, elle vint mouvrir elle-même. Nous sortîmes sans bruit. Elle navait point dautre équipage que son linge, dont je me chargeai moi-même. La chaise était en état de partir; nous nous éloignâmes aussitôt de la ville. Je rapporterai, dans la suite, quelle fut la conduite de Tiberge, lorsquil saperçut que je lavais trompé. Son zèle nen devint pas moins ardent. Vous verrez à quel excès il le porta, et combien je devrais verser de larmes en songeant quelle en a toujours été la récompense.

Nous nous hâtâmes tellement davancer que nous arrivâmes à Saint-Denis avant la nuit. Javais couru à cheval à côté de la chaise, ce qui ne nous avait guère permis de nous entretenir quen changeant de chevaux ; mais lorsque nous nous vîmes si proche de Paris, cest-à-dire presque en sûreté, nous primes le temps de nous rafraîchir, nayant rien mangé depuis notre départ dAmiens. Quelque passionné que je fusse pour Manon, elle sut me persuader quelle ne létait pas moins pour moi. Nous étions si peu réservés dans nos caresses, que nous navions pas la patience dattendre que nous fussions seuls. Nos postillons et nos hôtes nous regardaient avec admiration, et je remarquais quils étaient surpris de voir deux enfants de notre âge, qui paraissaient saimer jusquà la fureur. Nos projets de mariage furent oubliés à Saint-Denis; nous fraudâmes les droits de lÉglise, et nous nous trouvâmes époux sans y avoir fait réflexion. Il est sûr que, du naturel tendre et constant dont je suis, jétais heureux pour toute ma vie, si Manon meût été fidèle. Plus je la connaissais, plus je découvrais en elle de nouvelles qualités aimables. Son esprit, son cœur, sa douceur et sa beauté formaient une chaîne si forte et si charmante, que jaurais mis tout mon bonheur à nen sortir jamais. Terrible changement! Ce qui fait mon désespoir a pu faire ma félicité. Je me trouve le plus malheureux de tous les hommes, par cette même constance dont je devais attendre le plus doux de tous les sorts, et les plus parfaites récompenses de lamour.

Nous prîmes un appartement meublé à Paris. Ce fut dans la rue V et, pour mon malheur, auprès de la maison de M. de B, célèbre fermier général[14]. Trois semaines se passèrent, pendant lesquelles javais été si rempli de ma passion que javais peu songé à ma famille et au chagrin que mon père avait dû ressentir de mon absence. Cependant, comme la débauche navait nulle part à ma conduite, et que Manon se comportait aussi avec beaucoup de retenue, la tranquillité où nous vivions servit à me faire rappeler peu à peu lidée de mon devoir. Je résolus de me réconcilier, sil était possible, avec mon père. Ma maîtresse était si aimable que je ne doutai point quelle ne pût lui plaire, si je trouvais moyen de lui faire connaître sa sagesse et son mérite : en un mot, je me flattai dobtenir de lui la liberté de lépouser, ayant été désabusé de lespérance de le pouvoir sans son consentement. Je communiquai ce projet à Manon, et je lui fis entendre quoutre les motifs de lamour et du devoir, celui de la nécessité pouvait y entrer aussi pour quelque chose, car nos fonds étaient extrêmement altérés, et je commençais à revenir de lopinion quils étaient inépuisables. Manon reçut froidement cette proposition. Cependant, les difficultés quelle y opposa nétant prises que de sa tendresse même et de la crainte de me perdre si mon père nentrait point dans notre dessein après avoir connu le lieu de notre retraite, je neus pas le moindre soupçon du coup cruel quon se préparait à me porter. À lobjection de la nécessité, elle répondit quil nous restait encore de quoi vivre quelques semaines, et quelle trouverait, après cela, des ressources dans laffection de quelques parents à qui elle écrirait en province. Elle adoucit son refus par des caresses si tendres et si passionnées, que moi, qui ne vivais que dans elle, et qui navais pas la moindre défiance de son cœur, japplaudis à toutes ses réponses et à toutes ses résolutions. Je lui avais laissé la disposition de notre bourse, et le soin de payer notre dépense ordinaire. Je maperçus, peu après, que notre table était mieux servie, et quelle sétait donné quelques ajustements dun prix considérable. Comme je nignorais pas quil devait nous rester à peine douze ou quinze pistoles, je lui marquai mon étonnement de cette augmentation apparente de notre opulence. Elle me pria, en riant, dêtre sans embarras. Ne vous ai-je pas promis, me dit-elle, que je trouverais des ressources? Je laimais avec trop de simplicité pour malar-mer facilement.

Nous nous hâtâmes tellement davancer que nous arrivâmes à Saint-Denis avant la nuit. Javais couru à cheval à côté de la chaise, ce qui ne nous avait guère permis de nous entretenir quen changeant de chevaux ; mais lorsque nous nous vîmes si proche de Paris, cest-à-dire presque en sûreté, nous primes le temps de nous rafraîchir, nayant rien mangé depuis notre départ dAmiens. Quelque passionné que je fusse pour Manon, elle sut me persuader quelle ne létait pas moins pour moi. Nous étions si peu réservés dans nos caresses, que nous navions pas la patience dattendre que nous fussions seuls. Nos postillons et nos hôtes nous regardaient avec admiration, et je remarquais quils étaient surpris de voir deux enfants de notre âge, qui paraissaient saimer jusquà la fureur. Nos projets de mariage furent oubliés à Saint-Denis; nous fraudâmes les droits de lÉglise, et nous nous trouvâmes époux sans y avoir fait réflexion. Il est sûr que, du naturel tendre et constant dont je suis, jétais heureux pour toute ma vie, si Manon meût été fidèle. Plus je la connaissais, plus je découvrais en elle de nouvelles qualités aimables. Son esprit, son cœur, sa douceur et sa beauté formaient une chaîne si forte et si charmante, que jaurais mis tout mon bonheur à nen sortir jamais. Terrible changement! Ce qui fait mon désespoir a pu faire ma félicité. Je me trouve le plus malheureux de tous les hommes, par cette même constance dont je devais attendre le plus doux de tous les sorts, et les plus parfaites récompenses de lamour.

Nous prîmes un appartement meublé à Paris. Ce fut dans la rue V et, pour mon malheur, auprès de la maison de M. de B, célèbre fermier général[14]. Trois semaines se passèrent, pendant lesquelles javais été si rempli de ma passion que javais peu songé à ma famille et au chagrin que mon père avait dû ressentir de mon absence. Cependant, comme la débauche navait nulle part à ma conduite, et que Manon se comportait aussi avec beaucoup de retenue, la tranquillité où nous vivions servit à me faire rappeler peu à peu lidée de mon devoir. Je résolus de me réconcilier, sil était possible, avec mon père. Ma maîtresse était si aimable que je ne doutai point quelle ne pût lui plaire, si je trouvais moyen de lui faire connaître sa sagesse et son mérite : en un mot, je me flattai dobtenir de lui la liberté de lépouser, ayant été désabusé de lespérance de le pouvoir sans son consentement. Je communiquai ce projet à Manon, et je lui fis entendre quoutre les motifs de lamour et du devoir, celui de la nécessité pouvait y entrer aussi pour quelque chose, car nos fonds étaient extrêmement altérés, et je commençais à revenir de lopinion quils étaient inépuisables. Manon reçut froidement cette proposition. Cependant, les difficultés quelle y opposa nétant prises que de sa tendresse même et de la crainte de me perdre si mon père nentrait point dans notre dessein après avoir connu le lieu de notre retraite, je neus pas le moindre soupçon du coup cruel quon se préparait à me porter. À lobjection de la nécessité, elle répondit quil nous restait encore de quoi vivre quelques semaines, et quelle trouverait, après cela, des ressources dans laffection de quelques parents à qui elle écrirait en province. Elle adoucit son refus par des caresses si tendres et si passionnées, que moi, qui ne vivais que dans elle, et qui navais pas la moindre défiance de son cœur, japplaudis à toutes ses réponses et à toutes ses résolutions. Je lui avais laissé la disposition de notre bourse, et le soin de payer notre dépense ordinaire. Je maperçus, peu après, que notre table était mieux servie, et quelle sétait donné quelques ajustements dun prix considérable. Comme je nignorais pas quil devait nous rester à peine douze ou quinze pistoles, je lui marquai mon étonnement de cette augmentation apparente de notre opulence. Elle me pria, en riant, dêtre sans embarras. Ne vous ai-je pas promis, me dit-elle, que je trouverais des ressources? Je laimais avec trop de simplicité pour malar-mer facilement.

Un jour que jétais sorti laprès-midi, et que je lavais avertie que je serais dehors plus longtemps quà lordinaire, je fus étonné quà mon retour on me fît attendre deux ou trois minutes à la porte. Nous nétions servis que par une petite fille qui était à peu près de notre âge. Étant venue mouvrir, je lui demandai pourquoi elle avait tardé si longtemps. Elle me répondit, dun air embarrassé, quelle ne mavait point entendu frapper. Je navais frappé quune fois ; je lui dis : Mais, si vous ne mavez pas entendu, pourquoi êtes-vous donc venue mouvrir? Cette question la déconcerta si fort, que, nayant point assez de présence desprit pour y répondre, elle se mit à pleurer, en massurant que ce nétait point sa faute, et que madame lui avait défendu douvrir la porte jusquà ce que M. de B fût sorti par lautre escalier, qui répondait au cabinet. Je demeurai si confus, que je neus point la force dentrer dans lappartement. Je pris le parti de descendre sous prétexte dune affaire, et jordonnai à cet enfant de dire à sa maîtresse que je retournerais dans le moment, mais de ne pas faire connaître quelle meût parlé de M. de B

Ma consternation fut si grande, que je versais des larmes en descendant lescalier, sans savoir encore de quel sentiment elles partaient. Jentrai dans le premier café et my étant assis près dune table, jappuyai la tête sur mes deux mains pour y développer ce qui se passait dans mon cœur. Je nosais rappeler ce que je venais dentendre. Je voulais le considérer comme une illusion, et je fus prêt deux ou trois fois de retourner au logis, sans marquer que jy eusse fait attention. Il me paraissait si impossible que Manon meût trahi, que je craignais de lui faire injure en la soupçonnant. Je ladorais, cela était sûr; je ne lui avais pas donné plus de preuves damour que je nen avais reçu delle ; pourquoi laurais-je accusée dêtre moins sincère et moins constante que moi? Quelle raison aurait-elle eue de me tromper? Il ny avait que trois heures quelle mavait accablé de ses plus tendres caresses et quelle avait reçu les miennes avec transport ; je ne connaissais pas mieux mon cœur que le sien. Non, non, repris-je, il nest pas possible que Manon me trahisse. Elle nignore pas que je ne vis que pour elle. Elle sait trop bien que je ladore. Ce nest pas là un sujet de me haïr.

Cependant la visite et la sortie furtive de M. de B me causaient de lembarras. Je rappelais aussi les petites acquisitions de Manon, qui me semblaient surpasser nos richesses présentes. Cela paraissait sentir les libéralités dun nouvel amant. Et cette confiance quelle mavait marquée pour des ressources qui métaient inconnues! Javais peine à donner à tant dénigmes un sens aussi favorable que mon cœur le souhaitait. Dun autre côté, je ne lavais presque pas perdue de vue depuis que nous étions à Paris. Occupations, promenades, divertissements, nous avions toujours été lun à côté de lautre ; mon Dieu! un instant de séparation nous aurait trop affligés. Il fallait nous dire sans cesse que nous nous aimions; nous serions morts dinquiétude sans cela. Je ne pouvais donc mimaginer presque un seul moment où Manon pût sêtre occupée dun autre que moi. À la fin, je crus avoir trouvé le dénouement de ce mystère. M. de B, dis-je en moi-même, est un homme qui fait de grosses affaires, et qui a de grandes relations ; les parents de Manon se seront servis de cet homme pour lui faire tenir quelque argent. Elle en a peut-être déjà reçu de lui ; il est venu aujourdhui lui en apporter encore. Elle sest fait sans doute un jeu de me le cacher, pour me surprendre agréablement. Peut-être men aurait-elle parlé si jétais rentré à lordinaire, au lieu de venir ici maffliger ; elle ne me le cachera pas, du moins, lorsque je lui en parlerai moi-même.

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